Merci à l'Opinion et @lvigogne d'avoir publié le 5/04/2020 cette interview sur les premiers questionnements et les enseignements politiques et sociétaux de la crise
https://twitter.com/lopinion_fr/status/1246709197946970112
Comment décririez-vous l’état de l’opinion française alors que le pic de l’épidémie n’est pas encore atteint ?
Il est trop tôt pour analyser les conséquences durables de cette crise sur l’opinion. Son jugement va se structurer en fonction de quatre aspects : la gestion de la crise sanitaire, la réussite du déconfinement, la crise économique et enfin les réponses aux nouveaux défis sociétaux que la crise aura révélés. Aujourd’hui, l’opinion est au maximum de l’inquiétude, car chacun est confronté à des proches, des connaissances plus ou moins gravement atteintes. La peur s’est rapprochée. Ensuite, il y a une acceptabilité très forte du confinement, vécu comme la seule solution qui protège. Enfin, si les Français sont inquiets, ils ne sont pas abattus ; il y a une sorte de résilience, même si sur la durée celle-ci peut s’effriter.
Les crises liées à la santé publique sont-elles toujours les plus délicates et coûteuses dans l’opinion pour un pouvoir ?
En termes de crise sanitaire, il n’y a pas de précédent. La canicule de 2003 ne peut pas être un élément de comparaison. La prise de conscience de ses ravages (elle avait fait au final 15 000 morts) avait été très tardive. Mais ce qui est vrai, c’est qu’une crise sanitaire touche à ce qu’il y a de plus personnel : la santé. Or, en France, la santé est un des piliers du modèle social. Cette crise est donc une prise de conscience terrible : alors que les Français pensaient que c’était encore un des derniers domaines à bien fonctionner dans le pays, ils se rendent compte que ce n’est plus le cas. Les masques ont en cela été un symbole dramatique. C’est un objet simple à fabriquer, qui demande peu de valeur ajoutée, pas de technologie. Pourtant, les Français ont constaté que cet objet, leur pays ne pouvait pas en être doté en nombre suffisant. S’il faut aussi faire preuve d’une grande prudence dans l’analyse, c’est parce que deux autres aspects font de ce que nous vivons une crise sans comparaison : le confinement (même au moment des attentats de 2015, on n’avait pas vécu cela) et la mise à l’arrêt de la vie économique sont inédits.
Dès le début du confinement, l’exécutif s’est retrouvé en position de faiblesse à la suite de plusieurs polémiques remettant en cause son anticipation de la crise. Comment peut-il retrouver la confiance?
Deux sujets principaux ont suscité le doute des Français: les masques, révélateurs de l’insuffisante préparation, et les municipales, qui ont fait apparaître une forme d’hésitation. Pour retrouver la confiance, il y a d’abord l’exigence de transparence. Le gouvernement fait depuis dix jours beaucoup d’efforts en ce sens et l’exercice semble plutôt réussi. Ensuite, le pouvoir a compris que l’unité politique était impossible. Il essaie donc de prendre appui sur la société pour créer un consensus. Il tente de faire émerger au sein de celle-ci l’idée que le temps n’est pas à la polémique, qu’il faut faire cohésion pour passer l’épreuve. Enfin, l’exécutif va essayer d’installer l’idée que si on pouvait sans doute faire mieux, on ne pouvait pas forcément faire autrement. Mais il a aujourd’hui besoin de victoires. Celle qui est attendue par l’opinion, c’est le début du ralentissement de la propagation du virus.
« La difficulté centrale pour Emmanuel Macron est que les réponses qu’il apportera ne peuvent être que des fortes corrections, voire des inversions de trajectoire par rapport à ce qu’il a fait depuis 2017 »
Quelles sont les forces et faiblesses d’Emmanuel Macron dans cette crise ?
Des forces, j’en vois trois. Un : son socle électoral (c’est-à-dire, pour schématiser, Macron + la moitié de Fillon) tient. Deux : les Français ne voient personne dans l’opposition qui ferait mieux. 14% d’entre eux pensent que Marine Le Pen ferait mieux, 45% ni mieux, ni moins bien, 40% moins bien. 12% estiment que Jean-Luc Mélenchon ferait mieux. C’est pour Emmanuel Macron un atout. Trois : le poids de la crise fait diminuer le procès en illégitimité, qu’il subissait depuis le début du quinquennat. La décision de confinement, parce qu’elle est très acceptée, a joué un rôle pour cela. Quant aux faiblesses, j’en vois deux. L’une est personnelle. Pour Emmanuel Macron, il est compliqué de concilier une posture de chef de guerre et une posture d’humilité, qui passe par la reconnaissance de certaines erreurs. C’est une nouvelle forme de leadership qui n’était pas son style de management. Convaincra-t-elle les Français ? L’autre est idéologique: les socles doctrinaux du macronisme sont percutés par cette crise. Le progressisme et l’émancipation d’abord. Le couple libérer/protéger ensuite, déjà perçu comme déséquilibré dans l’opinion au profit du libérer. Emmanuel Macron va maintenant devoir se concentrer sur le protéger qu’il n’est pas forcément le mieux placé pour incarner. L’Europe, enfin, jugée absente et bousculée par la souveraineté revenue en flèche. La difficulté centrale pour Emmanuel Macron est que les réponses qu’il apportera ne peuvent être que des fortes corrections, voire des inversions de trajectoire par rapport à ce qu’il a fait depuis 2017.
De quoi dépend son avenir ?
De sa capacité à recréer du commun, de son aptitude à rassembler (sur laquelle il était jugé très négativement avant la crise) et de sa faculté d’invention de nouvelles réponses. Le sujet, pour lui, n’est plus l’acte II, c’est : pourra-t-il faire table rase des premières années du quinquennat ? Son défi sera de ne pas se tromper sur la nature de la réponse - faudra-t-il faire redémarrer le pays ou le réinventer ? Et s’il s’agit de réinvention, Macron, au pouvoir depuis trois ans, peut-il en être le porteur ? Avec sa phrase prononcée lors de la crise des Gilets jaunes, « nous ne reprendrons pas le cours de nos vies », et des suites qui n’ont pas convaincu, la crédibilité de sa parole transformatrice a été considérablement amoindrie.
Edouard Philipe apparaît désormais davantage en première ligne. Est-ce une bonne stratégie ?
Il y a moins d’hostilité sur la personnalité d’Edouard Philippe que sur celle d’Emmanuel Macron. Dans un temps de crise, c’est utile. C’est aussi d’ailleurs une caractéristique d’Olivier Véran. Sa forte progression, que l’on constate dans les sondages aujourd’hui, n’est pas clivée, à part chez les électeurs de Marine Le Pen.
Quelle place cela laisse-t-il à l’opposition?
Il y a une opposition radicale incarnée par Marine Le Pen, qui refuse l’unité nationale, conforte son statut de première opposante et se met en situation d’agréger le mécontentement des deux crises, sanitaire puis économique. Et il y a une opposition plus classique, d’ordre parlementaire. Il n’est pas évident que cela permette à cette dernière de créer un espace politique spécifique dans la perspective d’un scrutin. Par ailleurs, il faut noter que la droite, qui a défendu une baisse drastique des dépenses publiques et des effectifs de fonctionnaires par le passé, va devoir opérer des aggiornamento qui peuvent être douloureux. Pour l’instant, la crise conforte l’opposition entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen.
Jusqu’où cette crise va-t-elle recomposer la donne politique?
En 2019, trois priorités se détachaient nettement chez les Français : le pouvoir d’achat, l’environnement et la santé. Mais la dégradation du système de santé pointée par un certain nombre de voix fortes et par l’opinion n’avait pas connu de réponses à la hauteur. La critique sera rétrospectivement adressée au pouvoir. La question du pouvoir d’achat sous l’effet de la crise va toucher, à des niveaux différents, une part encore plus importante des Français que le mouvement des Gilets Jaunes ne l’avait exprimé. Sur ces deux sujets, santé et pouvoir d’achat, on pourrait voir s’installer une exigence consensuelle dans l’opinion. Pour Emmanuel Macron, la sortie de crise pourrait ressembler à un nouveau mandat de dix-huit mois qui s’ouvrirait, mais l’impopularité et le poids de la crise en plus. Tout sera rebattu comme après une élection présidentielle, mais pour une période très courte car nous serons presqu’au début de la campagne de 2022. C’est une situation que nous n’avons jamais connue.
« Il y a un risque pour l’exécutif : la crise pourrait alimenter de nouvelles injustices. Aura-t-on le sentiment que tout le monde a été protégé de la même manière sur un plan sanitaire ou économique, ou certains, plus exposés que d’autres, se diront qu’au final ce sont toujours les mêmes qui trinquent »
Une crise économique va suivre. Elle sera la toile de fond de cette campagne présidentielle. Quelles en seront les conséquences?
On le souligne peu, mais la crise du Covid-19 a effacé le début de reprise économique qui aurait pu constituer pour le pouvoir une démonstration de l’efficacité de sa politique. Aujourd’hui critiqué sur sa gestion de la crise sanitaire, l’exécutif peut espérer être mieux jugé demain sur sa gestion de la crise économique. Pour le moment, ses mesures en la matière sont largement approuvées par l’opinion. Mais il y a un risque pour l’exécutif : la crise pourrait alimenter de nouvelles injustices. Aura-t-on le sentiment que tout le monde a été protégé de la même manière sur un plan sanitaire ou économique, ou certains, plus exposés que d’autres, se diront qu’au final ce sont toujours les mêmes qui « trinquent » ? Le télétravail peut-il être perçu comme une nouvelle forme d’inégalité entre ceux qui y ont accès (c’est une émancipation) et ceux qui n’y ont pas accès (c’est une assignation) ? Aller au travail sera-t-il vu, par ces derniers, comme un risque (ce qui n’était pas le cas jusqu’à présent) ? Aura-t-on le sentiment que tous les territoires ont été traités avec égalité ? Plus largement, c’est un débat sur le modèle de société qui ne manquera pas de s’ouvrir. Avant la crise, huit Français sur dix déclaraient que face au défi climatique, il fallait changer de modèle. La crise va-t-elle accélérer cette perspective ? Sans doute, parce que l’opinion va établir un lien direct entre santé et environnement.
Avec pour toile de fond, une société plus conflictuelle ?
C’est un scénario possible. Les métiers hier « invisibles » et devenus essentiels voudront voir leur statut revalorisé. Le débat sera rouvert entre ceux qui valoriseront le rôle du service public et ceux qui pointeront le dysfonctionnement de l’Etat. Le repli individualiste, autour de son cercle proche, se confrontera à la recherche d’un sens du collectif et de nouvelles solidarités. Enfin, à l’heure du bilan, une des questions clés sera : qui aura vraiment été à mes côtés ? Sur qui aura-t-on pu compter dans cette période ? Sur quel politique, sur quelle institution sur quelle entreprise ? Qui aura fait mieux que remplir sa mission ? La confiance en ces acteurs sera forcément modifiée, altérée dans certains cas, solidifiée pour d’autres.
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